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L'année Cavafy ! »
![PortraitPierreJacquemin]()
Pierre Jacquemin, aux environs du Caire
2013…. En effet, c’est l’année Cavafy ! Constantin Cavafy, le grand poète alexandrin
de langue grecque, né en 1863 et mort en 1933.
On va fêter cet anniversaire, les cent-cinquante ans de sa naissance… Les commémorations… Où ?
C’est inévitable… en Grèce, partout en Grèce, j’imagine, c’est le grand poète national ! En Egypte ! Evidemment, à Alexandrie surtout, la ville qu’il ne quitta pratiquement
jamais.
Des articles vont paraître en Angleterre, terre où il vécut une partie de son enfance. E. M. Foster qui
le rencontra lors de la guerre de 1914, à Alexandrie, le fit connaître et lui consacra un très intéressant chapitre dans son « Pharos et Pharillon ». On en parlera sûrement aussi à
Istanbul, ville qui connut son adolescence, parents phanariotes, mère fille d’un riche diamantaire.
Ce fut Marguerite Yourcenar qui le fit connaître en France et elle traduisit tous ses poèmes…
mais… qui vraiment connaît Cavafy en France ? Bien que de nombreux traducteurs se soient essayés à la traduction de ses poèmes, souvent brillamment, le très grand poète, qui n’acquit la
nationalité grecque qu’à l’âge adulte - il était né sujet britannique, dans cette Egypte qu’il ne quitta pratiquement jamais - le très grand poète demeure trop peu connu. En France.
C’est pour cela, tout d’abord, que je voudrais remercier
Stéphane Saubole et profiter de ce blog passionnant qu’il dirige afin de permettre à ses lecteurs de, peut-être, découvrir, si ce n’est déjà fait pour certains, je l’espère, l’étrange profondeur
et la « froideur sensuelle » (osons cette expression) de cette œuvre tout à fait inclassable ! Je me demande quels seront les médias qui évoqueront cet anniversaire important dans
l’Hexagone.
J’ai écrit deux essais (1), publiés aux Editions Riveneuve, Paris, et c’est au travers de mes deux ouvrages que je vais essayer de rendre un bref hommage à Constantin Cavafy et aux
154 poèmes… les seuls qu’il accepta de reconnaître.
![Cavafy PierreJacquemin]()
« La biographie de Constantin Cavafy
tient en quelques lignes. » nous dit Marguerite Yourcenar (2). En même
temps, cet homme peu banal troublait l’esprit de ceux qui le rencontrèrent ou le côtoyaient. De temps en temps, des chercheurs passionnés révèleront quelque nouveau détail biographique, la plupart du temps très simple et très émouvant et qui va marquer de son empreinte un nouveau pas dans la recherche
de ce qu’il fut peut-être, ou de ce qu’il ne fut pas. D’étonnantes légendes vont circuler à son sujet. Des bribes de conversations récoltées, par chance, présenteront tel élément qui va
surprendre ou souvent décevoir dans cette trop grande sobriété qu’on n’attend pas d’un tel personnage.
![CavafyPierreJacquemin2]()
Personnellement, j’aime beaucoup cette remarque de E. M. Foster, l’auteur de la Route
des Indes : « Un tel écrivain ne pourra jamais être populaire. Il vole à la fois trop lentement et trop haut (3). » C’est une excellent définition que chacun peut
comprendre à sa façon. Né riche, riche comme de nombreux Grecs d’Alexandrie à cette époque (la culture du
coton, entre autres, suite à l’effondrement des cours en Amérique, lors de la guerre de Sécession), il connut plus tard une certaine pauvreté et dut travailler toute
sa vie.
![Cavafy1900 jeune homme - Copie]()
Constantin Cavafy, jeune homme
Il menait une double vie, une vie plaisante et reconnue, au grand jour, plutôt mondaine, mais
une autre vie, en marge, dans l’obscurité cette fois, dans les coulisses des bars glauques, des rues discrètes et sombres des quartiers différemment fréquentés d’Alexandrie. C’est l’atmosphère
confuse de ces lieux qui vont nourrir la grandeur de ses poèmes. Homosexuel discret, nul ne sait grand-chose sur sa vie affective. Il faut dire que l’époque et le milieu social auquel il
appartenait ne se prêtaient pas vraiment non plus à ce type de fréquentations. Il semble qu’il n’ait pas connu de relation amoureuse durable. Peu importe, les textes sont là. Des
chef-d’œuvres !
Ils sont explicites, une réelle sensualité, parfois brûlante, circule comme un ruisseau
souterrain dans presque toute son œuvre. Un érotisme latent et vibrant court dans certains textes où il affleure, tandis que, dans un grand nombre, il jaillit avec chaleur et puissance. Lorsque
l’on vient de lire ou d’entendre un poème de Constantin Cavafy, il continue à vibrer en nous durant quelques instants, « Comme une musique, qui, au loin, dans la
nuit, s’éteint… ». J’ai dit dans l’un de mes livres qu’on ne sort pas indemne de la découverte d’un texte du vieux poète. Le silence qui suit la lecture est lourdement
chargé, on reste en arrêt, on est pris malgré tout et la vision perdure : il faut sortir du poème…
Voici quelques textes de Cavafy que j’ai donc traduits dans les essais et que je propose aux lecteurs
du blog…
Le poète, à un âge plus avancé
Cavafy est hanté par la mort et la vieillesse, c’est la poésie d’un vieillard qui vit dans le regret
constant d’une jeunesse enfuie, obsédé par la certitude d’une vie gâchée :
UN VIEUX
Dans la confusion bourdonnante du café, en retrait,
Penché sur la table, un vieux est assis.
Un journal devant lui. Sans compagnie.
Dans sa pitoyable vieillesse rabaissée,
Il réalise qu’il a si peu profité des années
Où il avait encore force, beauté, et conversation.
Il sait bien qu’il a beaucoup vieilli ; il le sent, il le constate.
Cependant, il lui semble que c’était hier,
L’époque de sa jeunesse … Si courte est la distance, si courte ...
Et il songe à ce bon sens qui s’est bien joué de lui,
A quel point il s’y fiait – quelle folie ! –
Ce menteur qui, toujours, lui soufflait : « Demain … Tu as bien le
temps ».
Il se souvient des élans contenus, de ces multiples
Joies sacrifiées. Chaque occasion perdue, maintenant,
Se moque de sa stupide retenue.
… Le vieux a la tête qui lui tourne : trop de pensées,
Trop de souvenirs. Alors, il s’est endormi,
Appuyé sur la table du café.
Toute son œuvre est hantée par la recherche désespérée de ces sensations perdues, parfois
imaginées.
BIEN LOIN
J’aimerais bien exprimer ce souvenir …
Mais voilà qu’il s’est effacé … c’est comme si plus rien n’en restait –
Car, bien loin, il demeure, dans mes jeunes années.
Une peau … on aurait dit du jasmin !
Cette soirée, le mois d’Août – était-ce en Août ? – cette soirée
…
Je me souviens à peine des yeux ; ils étaient, me semble-t-il, bleus foncés
…
Ah, oui, bleus foncés, d’un bleu de saphir.
L’homme est soumis au Destin contre lequel il ne peut rien et les plus beaux moments ne sont
qu’éphémères et jamais ne durent.
AVANT QUE LE TEMPS NE LES AIT CHANGÉS
Ils souffrirent beaucoup de leur séparation.
C’est qu’ils ne l’avaient pas souhaitée ; c’étaient les
circonstances.
Un cas de force majeure avait contraint l’un
d’eux
A partir très loin – à New York ou bien au Canada.
Pour sûr, leur amour n’était plus celui qu’ils avaient
connu.
Sa raison d’être s’était progressivement
atténuée,
Sa raison d’être s’était effectivement
atténuée.
Quant à leur séparation, ils ne l’avaient pas
voulue.
C’étaient les circonstances. Et peut-être bien que le
Destin,
Soudain artiste, les avait séparés à ce
moment-là,
Avant que ne s’éteignît leur amour, avant que le Temps ne les
ait changés ;
Ainsi, l’un pour l’autre, ils pourront
rester
Le beau jeune homme de vingt-quatre ans, pour toujours
…
Des poèmes sensuels où l’érotisme côtoie l’art et l’écriture, qui, seule, permet de garder les
sensations perdues et de les sublimer :
CONTINUATION
Il devait être une heure du matin.
Peut-être une heure et demie …
Dans la taverne, à
l’écart.
Derrière la cloison de bois.
A part nous deux, le lieu était désert
Et une lampe à pétrole l’éclairait à peine.
A l’entrée, manquant de sommeil, le domestique dormait.
Personne ne pouvait nous voir. Mais déjà,
Une telle excitation brûlait en nous,
Que tout précaution était devenue superflue.
Nos vêtements s’entrouvrirent – nous en portions de légers
Par ce mois de juillet qui brûlait, divin …
Les vêtements qui s’écartent … jouissance de la chair.
Chair, à la hâte, mise à nu – et voilà que cette image
A traversé vingt-six années et que maintenant,
Dans ce poème, elle perdure …
Cette recherche du passé amoureux devient alors un art de vivre, un travail sur soi, une recherche
méditative, un véritable but. L’isolement est poignant, douloureux, l’expression en est sublime et toujours … toujours le Destin :
PENDANT LA SOIREE
De toute manière, cela n’aurait pas pu continuer. L’expérience
Du passé me le montre bien. Ceci dit, c’est un peu précipitamment
Que le Destin est venu tout arrêter.
Et courte fut la belle vie.
Mais qu’étourdissants étaient les parfums,
Que merveilleux étaient les lits où nous nous sommes couchés,
Et à quelle volupté nos corps se sont-ils offerts …
La résonance de ces jours de volupté,
La résonance de ces jours, tout près de moi,
M’a rappelé quelque chose de notre jeunesse en feu ;
Voila que, dans mes mains, une lettre, j’ai repris,
Une lettre que j’ai lue, que j’ai relue jusqu’à l’extinction de la
lumière.
Je suis sorti ensuite sur le balcon, perdu dans une triste rêverie –
Je suis sorti pour me distraire de mes pensées en regardant au moins
Un peu de cette ville qui m’est si chère,
Un peu du va-et-vient dans les rues et les magasins.
Une véritable technique de recréation de la jeunesse est élaborée, rappelant des pratiques
théosophiques très à la mode à l’époque.
POUR QU’ELLES VIENNENT
Une bougie suffit. Sa fragile clarté
Est plus adaptée, sera plus accueillante
Quand viendront les Ombres, quand viendront les Ombres de l’amour
...
Une bougie suffit. Que la chambre ce soir
Ne soit que faiblement éclairée. Tout abandonné à la
rêverie
Et à la suggestion et dans ce peu de lumière –
Dans ce songe, j’aurai alors la vision
Que viennent de l’amour, que viennent de l’amour, les Ombres
…
Seule, la poésie devient le remède à cette détresse, seule, elle permet de mettre en lumière le passé
disparu dans l’obscurité de l’oubli. La poésie devient une raison de vivre.
.
LE POINT DE DEPART
Ils l’ont accompli, ce plaisir
Interdit. Laissant le matelas, ils se sont levés.
En grande hâte, sans un mot, ils se rhabillent.
Séparément, ils sortent, en se cachant, et tandis
Qu’ils s’éloignent, assez inquiets, on dirait
Qu’ils redoutent qu’un je ne sais quoi ne dénonce
A quelle espèce de lits ils se sont laissés allés tantôt.
Néanmoins, la vie de l’artiste y a beaucoup gagné !
Demain, après-demain ou par-delà les années, seront composés
Des vers pleins de force dont le point de départ fut ici.
C’est là toute l’éternité que veut s’approprier le poète dans notre pauvre monde où rien ne subsiste
longtemps. C’est alors que le rêve, la rêverie consciente, l’imaginaire exacerbé, vont réparer toutes les souffrances existentielles du vieil homme en redonnant une forme d’éternité aux moments
enfuis et précieux. Eternité de son œuvre constamment redécouverte… L’Art, l’écriture, les vers si souvent remaniés fixeront à jamais dans la pérennité du Temps une œuvre incontournable et
unique.
Pierre
Jacquemin
1.
Pierre Jacquemin, Constantin P. Cavafy. De l’Obscurité à la Lumière ou l’Art de l’Evocation. Riveneuve Editions, 2009.
Pierre Jacquemin, Constantin Cavafy. Éros,
Thanatos, Hypnos. Poèmes érotiques, Riveneuve Editions, 2011
Yourcenar Marguerite et Dimaras Constantin, Présentation Critique de Constantin Cavafy – Gallimard, Paris, 1958, p.8.
Forster E.M., Pharos et Pharillon, Quai Voltaire, Paris, 1991, p.139.